Publications Jeunesse et Censure, partie 1 - Le cas Gil Jourdan

La loi 49-956 du 16 Juillet 1949 et ces différentes actions sur les publications jeunesse (essentiellement BD, pour ce que je vais traiter)

Nous analyserons ici quelques censures, raisons, ou non de censure de la mise en place de cette loi en 1949, jusqu'à la fin des années 80 (cette loi est toujours existante, mais à été de nombreuse fois modifiée depuis)

Déjà ..c'est quoi la censure?
car souvent il y a confusion, et amalgame sur l'interdiction d'une publication (une forme forte de censure) et un correctif dans une publication (une forme "douce" de censure)

L'un des cas souvent cité, noté, concerne les 2 premiers albums de Gil Jourdan, Libellule s'évade (1959) et Popaïne et Vieux Tableaux (1960), et par la suite Le Gant à 3 doigts (1966)


Quand on regarde la page wiki dédiée à l'album (Libellule s'évade) on découvre cette note:

"Libellule s’évade est le premier épisode d’une aventure qui se poursuit dans Popaïne et vieux tableaux. Ces deux albums sont interdits en France jusqu’en 1971, pour outrage à la police française à travers le personnage de l’inspecteur Crouton"


Et sur la page wiki de la série:

"En 1960, sort le deuxième album de la série Popaïne et vieux tableaux, qui traite d'un trafic de drogue. Maurice Tillieux invente un stupéfiant imaginaire pour éviter la censure. Cela n'empêchera pas cet album, comme le fut l'album no 1, d'être censuré en France jusqu'en 1971 pour irrespect envers la police. Plus tard, en 1966, l'album no 9 Le Gant à trois doigts est censuré pour racisme"


Ce sont les versions les plus édulcorées données pour "expliquer" la censure.(si censure il y a )

Malheureusement ces informations sont fausses, en majorité, ou un regard biaisé sur une information incomplète ou non recherchée.

Irrespect ?? Il est en forme Crouton, dans cette séquence qui sera reprise par Tome & Janry

Irrespect envers la police.... j'ai cherché, et poussé les recherches loin dans les textes de loi, mais rien depuis la libération ne va dans ce sens. Cela ne veux pas dire qu'il ne faille pas un minimum de respect, mais la raison évoquée pour la censure des ces albums, est caduque.

Cette histoire a été pré-publiée dans Spirou entre septembre 1956 (962) et mars 1957 (988) et la censure n'est pas intervenue (elle n'est pas intervenue non plus pour d'autres pré-publications dans le journal, alors que les albums furent interdits). Mais elle était intervenu (l'entité précédente) pour mettre fin à la publication de Tarzan (période Burne Hogarth) dans le journal en 1949 (565), car ce personnage sauvage, à moitié nu, est mauvais pour la bonne morale de la jeunesse Française.*

De plus, il ne faut pas oublier que à la même époque au cinéma (1955) on trouve Razzia sur la Schnouf, Bob le Flambeur, the Ladykillers, (1956) Maigret dirige l'enquête, (1957) Mr Arkadin, La Soif du mal (touch of evil), L'inconnu du nord Express (Strangers on a train), la mort aux trousses (North by Northwest), The trouble with Harry, Autopsie d'un meurtre (Anatomy of a Murder) et en 1959 (année de l'interdiction de libellule s'évade) Signé Arsène Lupin de Yves Robert, même si aucun des ses films n'est anti-police, ils ne mettent pas forcément la police à l'honneur (sauf Maigret). Donc la raison de 'L'irrespect envers la police' ne tient pas vraiment debout.


Et c'est la qu'interviens le merveilleux travail de Bernard Joubert , et son Dictionnaire des Livres et Journaux Interdits, ou sont rassemblés, et compilés, tous les arrêtés d'interdiction, ainsi que les minutes de la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, tant décriées par les lecteurs de Bandes Dessinées.

Qu'en et il pour Libellule s'évade ? voyons le rapport de la commission:

L'abbé Jannot** (Fréquent rapporteur de la commission et auteur du livre "Cours d'histoire de l'église" publiée par la Direction Diocésaine de l'enseignement religieux -- je crois pouvoir affirmer qu'il n'était pas encarté au PCF ni à la SFIO) rapporte que le livre présentait "[...]un thème, une atmosphère et des enseignements inopportuns [...] ainsi que de multiples scènes de violence, dont la parution (non plus sérialisée en épisode dans "Spirou" mais) sous forme d'album accentue la nocivité"

Et voila comment on interdit une Bande Dessinée, la violence.. le seul combat se situe entre le dernier bandeau de la page 40 et le premier de la page 42, tout se règle à coup de poing, et aucun coup de feu ^^
Ultra Violent !!

Un combat d'une violence inouïe !!!

Ou alors?  ça serait le fait de faire de Libellule une figure de "méchant" au grand cœur qui dérange ? (Arsène Lupin si tu es la ...), il semblerait que ce soit aussi/surtout/peut être une volonté politique (pas forcément du gouvernement) de limiter la prolifération de "produits étrangers" sur le sol français (ou de suivre le discours de l'Abbé Bethléem**, ou des Hébertistes).

On reste éloigné du discours tenu par René Mayer, garde des Sceaux de l'époque, à l'inauguration de la commission: «[…] vous vous attacherez à ne pas créer des conditions telles que ne puisse vivre une presse enfantine indépendante de toute considération politique ou confessionnelle. La disparition de cette presse aurait pour conséquence d'entraîner les jeunes à la lecture de la presse périodique hebdomadaire s'adressant aux adultes, ce qui n'est pas le but de la loi. […] ».

Reste que cet album est interdit de publication sur le sol Français jusqu'en Juin 1971.


Concernant Popaïne et vieux tableaux, l'album ne fût pas interdit, car Dupuis ne le présentât pas pour une parution en France, mais les éditions Dupuis reçurent bien un courrier du quai d'Orsay concernant le titre de l'épisode, courrier auquel répondit Maurice Thillieux,(cette échange,et le fait que Popaïne est la suite de Libellule, font que Dupuis ne sortira pas l'album en France).

Quelques année plus tard, Thillieux et Morris furent conviés au ministère de l'intérieur pour des questions "éthiques" autour de certaines de leurs publications. (Le gant à 3 doigts et la fin de la guerre d'Algérie, pour Thillieux, Billy the Kid et une sucette pour Morris), "L'action de l'histoire se déroulant dans un pays Arabe est-elle politiquement correcte ?" Thillieux a peut être été amené à apporter des modifications, ou pas, à son récit, mais aucune interdiction de l'album. (Thillieux n'a jamais été disert sur cet album, sauf en ce qui concerne sa beuverie avec Morris la nuit précédant le rendez-vous au ministère).

L'interdiction de publication sur le territoire Français de Libellule s'évade (et Popaïne et vieux tableau, par extension, même si il n'a pas été proposé), fût détournée par Maurice Rosy, avec la collection Gag de Poche, collection petit format (11*18) en Noir et Blanc, avec remontage des planches (Libellule est le 3me numéro de la collection, et Popaïne le 7me).

Énormément d'informations ont été compilées dans le livre de Bernard Joubert (Dictionnaire des Livres et Journaux Interdits - aux éditions du cercle de la librairie), à lire si ces questions d'interdiction vous intéressent, de plus le catalogue de l'exposition "Ne les laissez pas lire!" proposé par la BnF entre Septembre et Décembre 2019 et aussi un bon repère sur ses interdictions (ainsi que les précédentes).


* dans l'imaginaire populaire, la commission, ainsi que la loi, sont de volonté communiste, mais c'est bien mal connaitre ce qui a mené à cette loi, qui est une construction de toutes les forces actives en France à la fin de la guerre (autant communistes que catholiques), la commission est le résultat du consensus (le plus large) de l'époque.


** l'une des figures importante de cette commission est l'Abbé Jannot fervent suiveur de l'Abbé Bethléem (Mort en 1940, équivalent français de Frederic Wertham, il était en campagne contre les illustrés depuis le début des années 30)


Bonnes Lectures !!














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